Résumé Objectifs Ce travail propose l’étude des descriptions des phénomènes de demi-conscience ou de double conscience au dix-neuvième siècle en France, et l’analyse des enjeux épistémologiques et anthropologiques qui les traversent. Méthode Une reprise de la littérature de l’époque contient plusieurs types de descriptions : des auto-observations, telles celles de Jacques Joseph Moreau de Tours expérimentant les effets du haschich sur lui-même pour en faire le récit, se dédoublant ainsi car décrivant consciemment la modification de sa conscience. D’autres, tel Maury, étudient leurs rêves en se faisant aider par des tiers qui doivent les réveiller en plein sommeil, ou bien cherchent à influencer leurs rêves par des odeurs ou des sons. D’autres descriptions portent enfin sur l’observation de modifications d’états de conscience chez autrui (Azam décrivant la double personnalité de Félida). Résultats Moreau de Tours décrit l’auto-observation d’une manie « expérimentale » sous haschich, manie partiellement consciente d’elle-même. La « désagrégation » de sa conscience lui permet de dire que certains aliénés sont capables, sans recours au haschich, de s’auto-observer d’une même façon (une partie « saine » observant la partie « malade »). Richet poursuit les travaux de son maître et oppose des « facultés volontaires » à des « facultés inconscientes ». Maury étudie, quant à lui, ses propres productions hypnagogiques, ou « rêvasseries » pour considérer le rêve comme analogue à l’hallucination et au délire, et décrit des automatismes cérébraux irrépressibles. Il évoque également des instincts, refoulés par la volonté pendant les phases de veille, lesquels réapparaîtraient dans les phases de rêve. Hervey de Saint-Denys, quant à lui, privilégie ses propres rêves accompagnés de la conscience de rêver. Il décrit comment, au cours même de son rêve, il peut être capable de le diriger et, par exemple, de reproduire le même rêve, par retour en arrière, alors même qu’il dort. Discussion Les études sur les modifications de la conscience posent de multiples questions et suscitent de nombreux débats au 19 e siècle. Tout d’abord, elles ouvrent sur deux conceptions opposées de l’individu. Une première, celle de l’école spiritualiste « cousinienne » postule l’unicité et l’identité du moi, tandis que l’autre, de Cabanis à Maury et Taine, pour simplifier, met l’accent sur l’auto-observation et l’observation d’états de demi-consciences et de doubles consciences. La question est également posée, notamment par Maury, du statut des connaissances du rêveur et de la mémoire qui se développe dans le sommeil. Maury soutient qu’un savoir oublié à l’état de veille pourrait être rappelé en rêve. Conclusion Les phénomènes de demi-conscience et de double conscience interrogent l’identité même du sujet et font entrevoir la possibilité qu’il existe des savoirs oniriques insus (ou inconscients) à l’état de veille. Cela amène Taine à soutenir en 1870 une philosophie selon laquelle le moi n’est, somme toute, qu’une pluralité d’états de conscience et qu’il n’a ni identité, ni unicité. Arthur Rimbaud, peut-être après avoir lu Taine, affirme de même en 1871 « Je Objective This paper proposes to study the descriptions of the phenomena of half-consciousness and double consciousness during the nineteenth century in France, and to analyse the epistemological and anthropological stakes involved. Method A review of the literature of the period reveals several types of descriptions: self-observations, such as those of Jacques Joseph Moreau de Tours experimenting the effects of hashish on himself so as to be able to describe them, thus dedoubling himself because consciously describing the change in his consciousness. Others, such as Maury, studied their dreams assisted by a third person who must wake them during deep sleep, or attempt to influence their dreams with smells or sounds. Finally, other descriptions concern the observation of modifications of states of consciousness in others (Azam describing the double personality of Félida). Results Moreau de Tours described the self-observation of an “experimental” mania under hashish and partially conscious of it. The “disaggregation” of his consciousness allowed him to claim that certain alienated people are capable, without using hashish, to self-observe themselves in the same way (a “healthy” part observing the “sick” part). Richet pursued the works of his master and opposed “voluntary faculties” to “unconscious faculties”. As for Maury, he studied his own hypnagogic productions or “day dreams”, considering the latter as analogical to hallucination and delirium, and described irrepressible cerebral automatisms. He also evoked instincts, repressed by one's will during the phases of wakefulness, which would reappear during the phases of dreaming. Hervey de Saint-Denys privileged his own dreams accompanied by the consciousness of dreaming. He described how, while actually dreaming, he was capable of directing the dream, for example, by reproducing the same dream through recall, even while sleeping. Discussion The studies on the modifications in consciousness raised many questions and much debate during the nineteenth century. To start with, two opposing conceptions of the individual opened up. The first, that of Cousin's spiritual philosophy that postulated the unicity and identity of the ego, whereas the other, from Cabanis to Maury and Taine, placed to simplify the accent on the self-observation and observation of states of semi-consciousness and double consciousness. The question was also raised, notably by Maury, of the status of knowledge of the dreamer and of the memory that develops during sleep. Maury upheld that forgotten knowledge during the state of wakefulness could be recalled while dreaming. Conclusion The phenomena of half-consciousness and double consciousness question the identity of the subject him/herself and lead one to see the possibility that unknown or subconscious oniric knowledge exists during the state of wakefulness. This led Taine in 1870 to defend a philosophy in which the ego is only in fact a plurality of conscious states and that it has neither identity nor unicity. Arthur Rimbaud himself, perhaps after reading Taine, confirmed the same in 1871; “I is someone else”. [ABSTRACT FROM AUTHOR]