Les quatre articles de ce volume viennent conclure un double numero special de la Revue d’Economie Politique (REP), dedie au role joue par les seminaires, les conferences et les workshops au sein de l’histoire de la pensee economique. En introduction au premier volume (Cherrier et Saidi [2021]), nous plaidions pour que ces evenements scientifiques qui, a de rares exceptions, servent d’arriere-plan aux photographies proposees par les historiens – qu’elles mettent en scene les travaux d’un auteur, la dynamique d’une communaute intellectuelle, ou encore l’emergence d’un sous-champ disciplinaire –, fassent leur retour au premier plan. Nous les exhortions a allonger la focale afin d’operer le necessaire recadrage qui fera, de ce qui etait autrefois l’un des elements constitutifs du fond, un element contributif de fond, soit l’un des principaux protagonistes de l’œuvre finale. Ces rencontres scientifiques sont le plus souvent presentees comme des chantiers de construction, des fabriques, au sein desquels les idees sont echangees et confrontees, debouchant sur l’elaboration de concepts, de theories, mais egalement d’outils, de pratiques, de standards, voire de programmes politiques. Pour autant, ces manifestations contribuent rarement a produire du consensus a partir de positions divergentes, prealablement articulees. Elles cherchent, avant tout, a planter un decor, une atmosphere, mettant en scene les accords et desaccords des participants, structurant le champ disciplinaire en un maillage de reseaux, de communautes, et meme de hierarchies, que les economistes aiment a representer sous la forme d’une partition d’approches concurrentes. Au sein de ces reseaux, positionnements et dynamiques se materialisent au travers de details anodins (le menu du diner de gala, le plan de table, l’ordre des prises de parole, la frequentation des sessions, etc.), que les historiens tendent a ignorer pour se focaliser sur l’essentiel. Pourtant, ces details trahissent les structures profondes qui regissent a la fois notre discipline et ses acteurs. Leur etude approfondie, nous le pensons, doit permettre de donner du sens a ces signifiants « insignifiants ». Ces rencontres sont aussi utilisees comme des « armes de diffusion massive », destinees a propager des visions epistemiques differentes, dont chacune pretend definir les contours de ce qu’est une « bonne » science et de sa place dans la societe. Il s’agit, pour leurs defenseurs comme pour leurs detracteurs, de convaincre ou de discrediter, de legitimer ou de contester, d’imposer ou de remettre en cause, etc. Aussi, les seminaires, conferences et workshops permettent-ils de mieux comprendre les rapports de force, en presence comme au sein du champ de l’economie, et d’expliquer les antagonismes (sociaux, intellectuels, culturels, educatifs, de genre, etc.) qui favorisent ou entravent la dissemination des idees, leur emergence reussie ou leur lente disparition, l’exclusion ou la marginalisation d’une litterature. Ils rendent visibles, alimentent, perpetuent ces antagonismes, et refletent la maniere dont le champ a evolue et s’est institutionnalise au cours du temps. De maniere indissociable, ils federent (les membres d’une meme communaute) autant qu’ils divisent (les communautes entre elles), agregent (les idees) autant qu’ils (les) eparpillent, participent activement a la formation, la deformation, et la transformation des reseaux. En scrutant quelques-uns des seminaires, workshops ou conferences qui se sont tenus ces dernieres decennies, le second volume de ce numero special se propose de dresser le portrait de quatre figures tutelaires qui ont marque de leur emprunte l’histoire de la pensee : James Buchanan, Friedrich Hayek, Alfred Cowles et Diego Gambetta. Le volume s’ouvre sur deux anciens presidents de la societe du Mont Pelerin, Buchanan et Hayek. Ils sont croques, respectivement, par Boettke et al. [2021] et Innset [2021], au travers de leur implication dans l’animation des evenements scientifiques de la Virginia Political Economy (VPE) pour le premier, et dans l’organisation de la conference fondatrice du Mont Pelerin pour le second. Ces deux contributions montrent, l’une comme l’autre, bien qu’avec des regards tres divergents, les forces a la fois centrifuges et centripetes exercees par ce type de rencontres. Innset souligne combien l’homogeneite ideologique d’une communaute de pensee a pu etre affectee par une part (meme marginale) d’heterogeneite sociale. Il donne egalement a voir des dynamiques de genre, caracteristiques du milieu du XXe siecle. De leur cote, si Boettke, Marciano et Stein ont la volonte de mettre en avant la capacite de Buchanan a uniformiser et federer autour de lui les membres de la VPE, ils n’en laissent pas moins entrevoir, en filigrane, les possibles effets exclusifs (ou sectaires) que ce leadership a pu imposer a celles et ceux qui n’en acceptaient pas les termes. Outre la question du leadership, nous avions conclu dans l’introduction a ce double volume que l’esprit d’entreprise revetait, sans nul doute, une importance capitale dans la capacite de ce type d’evenements a cimenter une communaute. Les Cowles Summer Research Conferences, scrutees par Dimand [2021], en offrent un bon exemple. Ces rencontres, organisees sous le haut patronage d’Alfred Cowles, visent a promouvoir l’economie theorique et mathematique. Cowles, qui n’etait pas lui-meme un economiste (bien que souhaitant se faire un nom au sein de la discipline) sinon un veritable homme d’affaires, pese moins sur le programme des conferences que sur leur organisation pratique. Le leadership intellectuel est laisse a ceux qui, a l’image de Irving Fisher, Trygve Haavelmo ou Paul Samuelson, presentent, plusieurs jours durant, theories nouvelles et outils quantitatifs. L’exemple de Cowles montre que la soutien financier est au moins aussi importante que la creativite intellectuelle dans le succes de ce type de manifestations. Certaines figures parviennent cependant a cumuler des qualites de leader et d’entrepreneur. C’est, en substance, le point de vue defendu par Camilotto [2021], qui souligne la capacite de Gambetta, jeune sociologue de Cambridge, a rassembler et unir, autour du concept de « confiance », economistes, sociologues et philosophes, dans le cadre d’un seminaire interdisciplinaire en 1985-1986. Camilotto montre les echanges qui peuvent s’operer au sein d’un tel creuset, de meme que les productions qui en resultent : un interet affirme des economistes pour un objet initialement confine a la sociologie, une adhesion des sociologues aux outils proposes par la theorie des jeux et l’economie experimentale. Prises conjointement, les contributions de ces deux numeros donnent a voir la diversite des productions faconnees tout au long de ces seminaires, conferences et workshops, et la multiplicite des roles qu’ils tiennent – explicitement ou implicitement – dans l’histoire de la discipline economique. Elles constituent, nous l’esperons, un plaidoyer qui convaincra nos collegues historien.ne.s de la necessite de prendre en compte, plus systematiquement, ces aspects, souvent consideres comme anecdotiques, de l’histoire des sciences, ainsi que nos collegues economistes de reflechir aux dynamiques, parfois cachees, que nourrissent les seminaires, conferences et workshops qu’ils.elles organisent et auxquels ils.elles participent au quotidien.