La table, le lit, ont-ils jamais ete separables? (1) On sait, en effet, l'intime alliance qui existe, depuis toujours, entre ces deux "lieux," si essentiels, si incontournables dans toute existence humaine. Deux "lieux," mais aussi deux types de "supports" que relie un manifeste rapport de contiguite, le premier ou on depose les mets, le second ou on se couche et ou on "couche." La question est donc de savoir comment on "passe" bien de la nappe aux draps, si on peut dire, et pourquoi ce passage est necessaire du point de vue libidinal et litteraire. C'est la question que nous aimerions soulever ici a propos d'une lecture de La-Bas (1891) de Joris-Karl Huysmans. Premiere observation a faire: pour Durtal, le protagoniste du roman, grand amateur d'alcoves et de cuisines, la satisfaction est rarement au rendez-vous: "La recherche d'un bon petit plat [...] devient parfois une quete obsessionnelle; helas, en ce domaine, les experiences sont rarement positives [...]. Il en va de meme de la sexualite, tout aussi obsessionnelle, et tout aussi decevante" (124), note a fort juste titre Pierre Jourde. (2) Notre lecture de La-Bas, ouvrage gastronomique et erotique par excellence, tentera d'esquisser le pourquoi et le comment de la question. Ouvrons le livre. Durtal, historien "assoiffe de surnaturel," dine avec son ami, le medecin des Hermies, chez le sonneur Carhaix et sa femme, qui habitent un appartement dans la tour nord de l'eglise Saint-Sulpice. Puisque Durtal et Des Hermies dinent souvent chez ce couple, ils ont pris l'habitude de fournir une partie des vivres: [...] ils apportaient le vin, le cafe, l'eau-de-vie, les desserts, et ils s'arrangeaient de facon a ce que les reliefs de leurs emplettes compensassent la depense de la soupe et du boeuf qui auraient certainement dure plusieurs jours, si les Carhaix eussent mange seuls (84). Quel infini plaisir de diner chez les Carhaix ou on dine si bien, ou l'ambiance est conviviale, ou l'atmosphere est on ne peut plus jouissive! A titre d'exemple, le passage suivant: Tous se taisaient maintenant, le nez dans l'assiette, la figure ranimee par la fumigation de l'odorante soupe. -- Ce serait le moment de repeter le lieu commun cher a Flaubert: On n'en mange pas comme cela, au restaurant, fit Durtal (85). On aura remarque l'allusion a Flaubert et a son Dictionnaire des idees recues: soudaine interruption du "lieu commun" dans ce lieu si evidemment heureux et, donc -- notons le d'emblee, quitte a y revenir par la suite -- signe d'une degradation possible: distinguons entre d'une part, la nourriture que servent les restaurateurs parisiens, d'autre part, ce qu'on vous offre chez les Carhaix; et il n'y a evidemment aucun rapport entre les deux. Pour Durtal, le bien-etre est lahaut, dans la tour, ou il est vraiment chez lui, entoure de sa "famille": Durtal eprouvait la soudaine detente d'une ame frileuse presque evanouie dans un bain de fluides tiedes; il se trouvait avec les Carhaix, si loin de Paris, si loin de son siecle! Ce logis etait bien pauvre, mais il etait si cordial, si mollet, si doux! (84). Bien evidemment, si le celibataire Durtal est sur un petit nuage quand il dine chez les Carhaix, c'est qu'il se sent fort mal ailleurs. On est bien la ou on dine bien, telle est, si on peut dire, sa devise. D'ou il s'ensuit que la ou la chere n'est pas bonne, il n'y a point de bonheur: "Hors de l'Eglise, pas de salut," dit le proverbe. Transpose dans le langage du roman: quittez la tour -- la Thebaide -- vous mangerez mal, vous serez mal. Essayons de mieux preciser cette idee. Presque toutes les descriptions culinaires chez Huysmans (ce que Jean Borie appelle les "menus," les "viandes honnetes du foyer Carhaix" [185]) ont trait aux soirees gourmandes que Durtal passe dans la tour de l'eglise Saint-Sulpice, loin du monde. Sans doute est-ce pourquoi il est rarement question d'un bon repas pris ailleurs dans le roman, soit chez Durtal dans son appartement de celibataire, soit dans quelque restaurant parisien, a une seule exception pres, a laquelle nous reviendrons. …