Léonardi, Cécile, Architecture, Environnement & Cultures Constructives (AE&CC ), Ministère de la Culture et de la Communication (MCC)-École nationale supérieure d'architecture de Grenoble (ENSAG ), Université Grenoble Alpes (UGA)-Université Grenoble Alpes (UGA), EHESS - Paris, Jean-Louis Fabiani, Florent Gaudez (co-directeur), and LÉONARDI, Cécile
Works of art remain a problematic object for sociology, yet they nourish the thoughts of sociologists and, in a variable way, the processes of knowledge that these researchers devote to other objects of study. Occasionally, turning the works of art into a precious analyzer of what escapes from gaze of science allows them to examine their own paradigms, methods and concepts. In that case, some evoke the possibility of building a fertile epistemological partnership between art and sociology, a partnership whose challenges are opened and methods yet to be explored and questioned in the same movement. This is the path I have chosen to follow, by exploring the way in which the work of Pina Bausch could help me to reread that of Erving Goffman. Goffman's sociology is often associated with the analogies that the author elaborates to analyze face-to-face interactions – the dramaturgic metaphor that he develops in The Presentation of the Self being the best known. As for Pina Bausch, she became famous as a choreographer by experimenting, in her plays, with different kinds of continuities between the ordinary performances of the interactant and the feats one would expect from an actor on stage. I have considered this “dramaturgic amalgam” as a borderline object of Goffman's metaphors, an object able to set these conceptual devices in motion and put them to a test, in an unusual and fruitful way. Based upon three plays of Bausch, Kontakthof, 1980 and Walzer, this analytical experiment enabled me to explore and analyze the complexity of the Goffmanian text and, following this exploration, to defend the possibility of using art as a reading tool for sociology and the sociological writing., Si les œuvres d'art sont un objet problématique pour la sociologie, elles ne cessent en revanche de faire penser les sociologues et d'alimenter les procès de connaissance qu'ils consacrent à d'autres objets d'étude. Parfois, ce sont leurs propres paradigmes, leurs cardes théoriques, leurs méthodes qu'ils réinterrogent en faisant des œuvres d'art de précieux analyseurs de ce qui échappe au regard de la science. Certains évoquent dans ce cas la possibilité de construire un partenariat épistémologique fécond entre arts et sociologie. Si les chercheurs qui plébiscitent ce partenariat s'appuient sur l'expérience qu'ils en ont fait pour en défendre la richesse, reste selon eux à questionner les modalités de l'expérience elle-même et sa capacité à être reconduite au-delà du tour singulier qu'elle a pu prendre dans leur cas. C'est à ce questionnement que j'ai choisi de consacrer ma thèse. Dans un premier temps, je me suis intéressée à la trajectoire singulière qu'un tel questionnement s'est frayé parmi les axes et les débats qui structurent la sociologie de l'art française depuis la seconde moitié du XXème siècle. J'ai ainsi pu cerner le type de "clair obscur" systématique qui entoure les expériences épistémologiques évoquées plus haut. Cette exploration m'a convaincue de la nécessité d'en passer par une expérience du même genre pour analyser, étape par étape, les conditions concrètes dans lesquelles se retrouve le chercheur lorsqu'il veut faire dialoguer arts et sociologie à des fins épistémologiques. Construire cette expérience de toute pièce m'offrait la possibilité d'en choisir le niveau de difficulté. J'ai fait le pari suivant : me concentrer sur une oeuvre difficile à exploiter au vu de son médium (le spectacle vivant), mais dont les thèmes et les "propositions" auguraient un dialogue assez facile à défendre avec une oeuvre sociologique ayant marqué l'histoire de la discipline. Je me suis ainsi intéressée à l'oeuvre chorégraphique de Pina Bausch et à la manière dont elle pouvait devenir à la fois l'objet et l'analyseur de la micro-sociologie d'Erving Goffman.Plus connu pour avoir exploité le théâtre à des fins métaphoriques que pour l'avoir étudié, Goffman a néanmoins développé à part égale ces deux partis pris en construisant une approche micro-sociologique de la vie quotidienne basée sur une étude approfondie de la scène et de ses fictions. Pina Bausch s'est de son côté rendue célèbre en expérimentant, dans la majorité de ses pièces, des continuités souvent dérangeantes entre les performances ordinaires de l'interactant et les prouesses attendues d'un acteur en scène. Faire de cet "amalgame dramaturgique" un objet à étudier d'un point de vue goffmanien m'a offert une première occasion d'éprouver les continuités, à la fois analytiques et heuristiques, que Goffman développe entre vie et théâtre dans son ouvrage théorique le plus abouti : Les Cadres de l'expérience. Menée sur trois pièces en particulier (Kontakthof, 1980 et Walzer), cette première analyse m'a permis d'en développer une autre. Il s'est agit, dans la foulée de la première, de faire des interactions mises en scène par Pina Bausch l'analyseur des métaphores que Goffman teste et enchevêtre, au fil de ses ouvrages, pour relancer sa description des situations d'interaction en face à face et des ressources que les individus mobilisent pour "supporter" ces moments de co-présence. Cette seconde analyse s'est concentrée sur une dimension de la sociologie goffmanienne largement discutée outre-atlantique et qui n'a animé qu'à la marge ses commentateurs francophones, à savoir la complexité son "écriture". Je me suis appuyée sur les montages dramaturgiques de Pina Bausch pour éprouver la manière dont la prose de Goffman pouvait continuer de les décrire et d'en dire quelque chose, alors même qu'ils déroutaient tout ou partie des constructions théoriques du sociologue. Cette mise à l'épreuve m'a ainsi permis de contribuer sous un nouvel angle aux analyses du texte goffmanien initiées par Robin Williams, Greg Smith et Michael H. Jacobsen. Elle a notamment consisté à clarifier et à discuter les multiples stratégies par lesquelles Goffman déjoue les codes de l'écriture scientifique pour proposer une description infinie de la vie quotidienne capable d'étayer et de compliquer tout à la fois la manière dont il théorise d'un point de vue sociologique les situations d'interaction en face à face. Mener cette expérience épistémologique en ayant identifié, chemin faisant, les conditions et les limites de sa mise en oeuvre m'offre, à terme, la possibilité de considérer la manière dont cette expérience peut être reconduite au-delà du tour qu'elle a pris dans le cadre et pour les besoins de ma thèse. La conclusion du manuscrit est ainsi consacrée à revenir sur les modalités et les contraintes qui caractérisent le partenariat épistémologique à mes yeux le plus intéressant et le plus opérant à engager entre arts et sociologie. Ce partenariat concerne la possibilité de faire de certaines oeuvres de fiction, qu'elles soient littéraires, plastiques, cinématographiques ou "spectaculaires" des outils de lecture de la sociologie et en particulier de ses modalités d'écriture. Un tel partenariat peut se révéler fécond au regard des différentes injonctions, souvent contradictoires, qui s'exercent actuellement sur la forme que prend et que peut prendre l'écriture sociologique. La logique du "publish or perish" incite plus que jamais les sociologues à normaliser leurs textes en fonction des critères explicites et des conventions implicites imposés par les revues scientifiques qui dominent le champ de la publication en sciences sociales. Dans le même temps, les figures les plus influentes de la discipline défendent aujourd'hui la nécessité de renouveler l'approche que la sociologie doit consacrer à un monde social de plus en plus complexe, approche qui va de paire avec une modification profonde de la manière dont les sociologues peuvent et doivent mettre ce monde en récit. Faire des arts un outil de lecture de la sociologie peut, ici, offrir aux chercheurs qui s'aventurent dans ce type d'explorations une occasion d'identifier l'instabilité qui sommeille dans les théories et les textes qu'ils tiennent pour acquis et leur permettre de se ressaisir d'une telle instabilité pour remettre en chantier la manière dont ils peuvent et veulent, à leur tour, décrire la complexité du monde social qu'ils étudient.